« L'Uomo Femina de Galuppi » : la nouvelle production à l'opéra de Dijon
« Deux naufragés échouent sur une île gouvernée par les femmes, où les hommes sont dociles, coquets et même un peu craintifs », c’est le scénario de « l'Uomo Femina de Galuppi », la nouvelle production qui sera proposée du 7 au 9 novembre à l'opéra de Dijon.
2 octobre 2024 à 8h59 par la rédaction
« l'Uomo Femina de Galuppi » sera proposé du 7 au 9 novembre à l'opéra de Dijon
Crédit : Photo d'illustration K6FM
C’est dans les théâtres de la République de Venise, et dans ces opere buffe qui s’autorisaient librement la satire que voit le jour cet Uomo Femina en 1762 sous la plume de Baldassare Galuppi. Celui-ci est alors, en ce milieu de XVIIIe siècle, l’un des derniers représentants d’une tradition vénitienne qui avait inventé, un siècle plus tôt, l’opéra comme spectacle public - la filiation est directe, de Monteverdi à Legrenzi puis à Lotti, professeur de composition de Galuppi. Mais Galuppi conçoit un langage musical qui prend ses marques vis-à-vis de ses prédécesseurs, avec une modernité confondante : alors que son Gustavo Primo est composé dans les mêmes années 1740 et pour le même théâtre San Samuele que La Griselda de Vivaldi, Galuppi s’engage, lui, à grand fracas dans le classicisme et prépare Haydn et Mozart, tout en rappelant l’esprit baroque du théâtre bouffon et les couleurs orchestrales typiques de la Cité des Doges ! Chez Galuppi, la musique n’est que théâtre, et le genre buffa qu’il choisit d’investir ici ne l’oblige pas aux conventions de l’opera seria : ainsi, les airs sont tour à tour longs et développés ou très courts et incisifs - comme la Cavatina de Roberto de l’acte II, l’une des premières du genre - les longues structures da capo sont bannies : le compositeur organise un discours lumineux et spontané, à l’instar de l’esprit vénitien, et s’amuse, avec les instruments dont il dispose - violons au premier plan, violetta, mais aussi hautbois, cor, luth, mandoline et clavecin - au gré du livret et des humeurs des personnages.
Et quels personnages ! Une monarchie où règnent, dirigent, dominent les femmes, quand les hommes se font beaux, se soumettent et obéissent. Une Cité d’où les femmes partent chasser, s’amusent, et règnent sur leur sérail, quand l’homme, successivement appelé créature, sexe faible, proie ou joli garçon, doit se montrer servile et rester confiné au Palais. Un palais où la femme est légitimement infidèle et choisit ses hommes-objets, quand les hommes sont statutairement fidèles, et dont le maquillage et la couture sont les seuls passe-temps tolérés - et l’apparence, leur seule vertu... Toute ressemblance avec un patriarcat existant ou ayant existé n’a ici rien d’une coïncidence - et tout d’un pamphlet musical. Car le grand rival de Goldoni, Pietro Chiari, est une figure éminente du XVIIIe siècle, un écrivain engagé qui porte une vision avant-gardiste de la place des femmes dans la société : il écrira notamment en 1783, dans ses Dialoghi d’una dama col suo cavaliere que son siècle éclairé « sera suivi d’autres siècles dans lesquels les droits des femmes seront reconnus, la nature n’ayant pas prédestiné les femmes à être les esclaves des hommes, mais leurs égales, & leurs compagnes »... Sans juger des avancées du siècle des Lumières à l’aune de notre XXIe siècle, on peut néanmoins lire à travers cette satire musicale les interrogations de Pietro Chiari et Galuppi sur leur époque : y émergent, comme ailleurs en Europe, la remise en question de la société patriarcale, la prise de conscience de la place dépréciée des femmes, l’idée du genre comme construction sociale, l’exigence de redéfinir le masculin et le féminin, de questionner les préjugés, les normes genrées, les coutumes, le sens commun misogyne, tout comme la légitimité absolue du souverain. Et Chiari d’affirmer : le XVIIIe siècle « è il secolo delle donne » !
Une utopie politique et sexuelle
Représenté en octobre 1762 au théâtre vénitien de San Moisè, un théâtre de modestes dimensions (700/800 places), spécialisé dans le répertoire bouffe et comique, L’Uomo femmina* de Galuppi connut un certain succès et fut repris six ans plus tard au Teatro della Cava de Pavie. La partition, considérée comme perdue, fut retrouvée en 2006, à la Bibliothèque du Palais d’Ajuda à Lisbonne, en
parfait état de conservation, à l’exception de trois airs manquants. Si l’attribution à Baldassare Galuppi ne fait pas de doute – il est l’un des fondateurs, avec Goldoni, du dramma giocoso – le livret, en revanche, a été publié anonymement. Il est cependant fort probable, compte tenu de la qualité littéraire du texte, que l’auteur en est Pietro Chiari ; d’une part, parce qu’il compte parmi les librettistes familiers du San Moisè, d’autre part, parce qu’il était considéré comme le rival de Goldoni, dont il prenait le contrepied en réactualisant le même thème dans ses propres livrets. Cet opéra reprend ainsi la thématique du Mondo alla roversa de 1750 (livret de Goldoni, musique de Galuppi), dont l’intrigue se déroule également sur une île gouvernée par des femmes. Les exemples de reprises sont nombreux. L’intrigue de l’Uomo femmina* se déroule donc sur une île indéterminée, où règne la princesse Cretidea de manière tyrannique, secondée par sa ministre et confidente Ramira et sa dame de cour Cassandra. Les hommes ont un comportement efféminé, passent leur temps à se maquiller et à prendre soin de leur corps, à l’instar de Gelsomino, favori de la reine, obsédé par son apparence. Cette inversion complète des valeurs – la virilité est du côté des femmes, la féminité du côté des hommes – est questionnée, avant d’être contestée, par l’arrivée de deux jeunes hommes qui échouent sur l’île à la suite d’un naufrage, Roberto et son serviteur Giannino. Cretidea tombe immédiatement sous le charme du premier, mais rappelle que, selon la législation en vigueur, Roberto ne doit être amoureux que d’une seule femme, tandis que Cretidea et les femmes de l’île peuvent avoir plusieurs amants. Tout y est inversé, le sexe fort devient faible, et vice-versa ; le fard est l’apanage de l’homme, tandis que les femmes se démarquent par leurs velléités guerrières. Les différentes péripéties accélèrent le déroulement de l’intrigue vers son lieto fine : on y apprend que Cassandra, qui en était également éprise, est la sœur de Roberto, tandis que ce dernier, dans une forme de compromis propre au Siècle des Lumières, accepte de partager le trône avec Cretidea, rétablissant ainsi l’ordre initialement perturbé. Malgré la morale de convention, le livret se démarque par son audace, qui interroge le trouble et l’instabilité identitaires, en évitant notamment le topos éculé du travestissement ; les sexes ne sont pas « modifiés » dans leur apparence : on leur assigne d’autres fonctions. La dimension parodique n’exclut pas, au contraire, une réflexion sur l’instabilité du genre qui, deux siècles et demi plus tard, semble plus actuelle que jamais. La musique de Galuppi – qui escamote les conventions rhétoriques de l’opéra seria, les arie da capo notamment –, à travers des récitatifs d’une grande fluidité, des lamenti et des ensembles théâtralement efficaces, adhère au plus près des différents affects véhiculés par le livret, dont l’intrigue et ses péripéties ne sont au fond que le miroir inversé de notre humaine et contemporaine condition.